Les erreurs du passé

A travers trois cas, une analyse du rapport compliqué entre les essais cliniques et la communauté médicale.

Sylvain Duval,
conseiller en diététique, administrateur de l’ADNC

Un nouveau traitement existe. Faut-il le proposer à un patient ? Faut-il se baser sur des opinions (même si c’est l’opinion de toute la communauté médicale) ou sur des faits (produits par qui, selon quel protocole, financés par qui) ? Est-ce une erreur de proposer un traitement que tous les médecins de votre siècle estiment bon pour leurs patients ?
À travers ces questions, on aborde la notion de « vérité scientifique », mais aussi de mode, de conformisme et de variations des pratiques médicales au cours du temps.
Récemment, le concept de « médecine basée sur des preuves » (evidence-based medicine) a révolutionné la pratique médicale. Avant son arrivée, des traitements tels que la saignée ou la consommation de mercure, de vinaigre ou d’acide sulfurique étaient courants au XVIIIe siècle.
L’idée de se laver les mains avant un accouchement aurait paru stupide aux plus brillants médecins de cette époque. Consommer des fruits pour lutter contre le scorbut était classé dans les « remèdes de bonne femme », pas dans les traitements médicaux sérieux. Regardons déjà à propos de ces trois exemples la difficulté qu’il y a eu pour empêcher les médecins de tuer leurs patients en croyant bien faire [1].

Le cas de la saignée
L’idée de la saignée était basée sur la théorie des humeurs, qui a marqué notre langage. Aujourd’hui il vous arrive encore d’être de « mauvaise humeur », d’être « cholérique, mélancholique, sanguin ou phlegmatique ». Les Grecs pensaient que le sang pouvait stagner et causer des maladies. Il fallait donc purger le sang en excès en incisant au bon endroit à la lancette. Au Moyen-Âge, ce furent d’abord les moines, puis après l’interdiction du pape Alexandre III en 1163, ce furent les barbiers qui étaient chargés de la saignée. Ainsi, le 14 décembre 1799, deux événements antagonistes et importants se produisirent. George Washington, un homme grand et solide, ayant affronté guerres et maladies, mourut après avoir été traité sans succès par trois médecins prestigieux. Il avait attrapé froid et après un cataplasme de son et de vinaigre, on lui appliqua plusieurs saignées successives, lui enlevant plus de deux litres et demi de sang.
Quand le célèbre président mourut, les médecins en conclurent probablement que le mal avait résisté à leurs traitements intensifs. Et seule une minorité de médecins aurait remis en cause leur idée de retirer la moitié du sang de cet homme solide. On constate que la controverse et la recherche de la « vérité médicale » ne datent pas d’hier. Un certain William Cobbett, journaliste de profession, contestait en effet l’usage de la saignée. Ce fameux 14 décembre 1799, ce journaliste était devant les tribunaux, poursuivi par le docteur Rush pour diffamation. Cobbett avait écrit un article où il accusait le Dr Rush de « mauvaise pratique » médicale en utilisant abondamment la saignée. Pour situer qui est le Dr Benjamin Rush, disons juste qu’il était un médecin renommé, un scientifique connu et publiant beaucoup, ainsi qu’un brillant homme politique, signataire de la Déclaration d’Indépendance. À notre époque, on l’appellerait un « leader d’opinion ».

Le journaliste basait son article sur les registres locaux de mortalité. Il avait noté une augmentation de la mortalité après que les médecins locaux eurent appliqué les recommandations du Dr Rush de pratiquer la saignée. Bien que ce soit un reportage intéressant, l’enquête de William Cobbett n’était pas une analyse rigoureuse de la saignée, cette pratique médicale universelle à l’époque. Cobbett était un journaliste, anglais de surcroît. Avec son prestige et sa fortune, le Dr Rush engagea sept excellents avocats, fit comparaître de prestigieux témoins et son statut de père de la médecine en Amérique fit le reste. Donc, le jour même de la mort de George Washington le 14 décembre 1799, un tribunal statuait que la saignée était un traitement pleinement satisfaisant, attribuant au journaliste une amende record pour ses écrits diffamatoires.
La saignée n’était pas controversée à cette époque-là. Un médecin saignant son patient à mort en 1799 n’était donc coupable de rien, de l’avis des tribunaux de l’époque. Il appliquait juste le traitement à la mode, soutenu par les médecins les plus prestigieux du siècle.

La saignée enfin testée
Le premier essai clinique de la saignée commença en 1809 grâce à un chirurgien écossais nommé Alexander Hamilton. Mais son test eut lieu pendant la guerre de la Péninsule, au Portugal. Hamilton utilisa un nombre important de soldats (366) et les divisa en deux groupes. Il soigna ses patients sans la saignée pendant qu’un autre médecin utilisait la lancette de manière habituelle. Dans le groupe « sans saignée », on nota six morts sur deux cent quarante-quatre (2,45 %) et dans le groupe « saignée », il y eut trente-cinq morts sur cent vingt-deux patients (28,68 %). Hamilton constatait donc une mortalité dix fois supérieure avec l’utilisation de la saignée.
Hamilton avait pris le soin de s’assurer que les patients seraient traités de manière identique « same care, same comfort », la saignée mise à part. De plus, il avait réparti les soldats blessés au hasard, s’assurant qu’un groupe ne recevait pas des cas plus graves que l’autre groupe. À notre époque, on appellerait cela une étude randomisée, malgré l’absence de statistiques.
L’erreur d’Hamilton, en tant que chercheur, fut de ne pas publier ses travaux. Je pense que c’est la pire chose que l’on peut faire à la communauté médicale : lui dissimuler des données cruciales pour la santé publique. D’abord, car cela peut retarder un changement de pratiques médicales. Puis parce que d’autres chercheurs peuvent refaire l’expérience, mettant à nouveau la vie de patients volontaires en danger.
Ce fut un médecin français, le docteur Pierre Louis, qui conduisit ses propres essais cliniques et confirma en 1828 le fait que la saignée est une pratique dangereuse, un tueur potentiel plutôt qu’une aide thérapeutique.

Comme d’habitude, de nombreux médecins se battirent contre cette révélation et firent de leur mieux pour diminuer l’impact des résultats du Dr Louis. Ils prétendirent que des résultats basés sur un grand nombre de patients ne sont pas importants, car ce qui compte est le malade qu’on a devant soi, et non pas une méthode numérique basée sur de grands nombres. On a opéré depuis un total changement de paradigme.
Le Dr Louis répondit qu’il était impossible de soigner le malade devant soi si on ne validait pas la méthode sur le plus grand nombre possible de patients.
D’autres médecins dirent qu’il était criminel de jouer ainsi avec la vie des patients, puisqu’un groupe ne reçoit pas le traitement habituel. Or, il est au contraire criminel de proposer à un patient une méthode qui n’a pas été testée et de jouer ainsi avec sa vie, en permanence.
Ainsi, malgré la publication de divers essais cliniques, de nombreux médecins ne tinrent pas compte de ces données et continuèrent à opérer par la saignée. En 1833, la France importait 42 millions de sangsues.

Traiter le scorbut en mangeant des fruits : un remède de bonne femme ?
En 1744, lors de son retour de la guerre contre les Espagnols, le commandeur George Anson déclara que les combats avaient tué quatre marins, mais que le scorbut en avait emporté mille. On mesure donc l’importance de cette maladie pour la Marine Royale.
À notre époque, nous connaissons le lien entre la vitamine C (acide ascorbique, c’est-à-dire qui empêche le scorbut) et le collagène, utilisé lors de la réparation des petits traumatismes et des coupures. Les marins mangeaient des biscuits sucrés, de la viande salée et du poisson séché, ce qui ne leur apportait guère de vitamine C. On faisait même travailler davantage les marins scorbutiques, car on pensait que la fainéantise était la cause du scorbut, montrant un exemple classique de confusion entre cause et conséquence.
En 1746, le chirurgien naval James Lind décida de tester divers traitements sur douze marins atteints de scorbut. Il s’assura que les patients recevaient les mêmes repas. Il les divisa ensuite en six binômes qui reçurent chacun un traitement différent (cidre, vitriol, vinaigre, eau de mer, une pâte mélangeant ail, moutarde, radis et myrrhe et enfin citrons et oranges). Pour être honnête, l’idée des oranges et du citron était un essai hasardeux. Aucun médecin de l’époque n’aurait pensé que des fruits étaient un remède sérieux et il n’y avait aucune théorie appuyant ce remède, à part quelques observations disparates de marins déclarant se sentir mieux après avoir mangé ces fruits, observations datant du XVIe siècle. Le résultat fut évident : les marins ayant mangé des agrumes étaient guéris. Pour Lind, le plus important était de démontrer l’effet du traitement plutôt que de connaître la théorie sous-jacente. Mais Lind ne publia pas sa recherche et resta discret sur sa découverte. Il mit six ans à décrire son travail, qui prit la forme d’un Traité sur le scorbut de 400 pages, rédigé dans un style académique. Ainsi, en 1763, mille cinq cent douze marins britanniques moururent dans le combat et près de cent mille furent tués par le scorbut.
Il fallut attendre 1780 pour qu’un médecin nommé Gilbert Blane lise le Traité sur le scorbut de Lind. Il fit ses propres expériences et il divisa la mortalité par deux grâce à l’introduction de citrons dans le régime des marins.
Cette fois, on peut remarquer que la communauté médicale était réticente à considérer un fruit comme un remède sérieux, comme si la nourriture était le domaine de la femme et pas du domaine de la médecine. Mais le machisme peut être encore plus violent que cela.
Quand une femme apprend l’hygiène aux hommes
Florence Nightingale eut la chance de naître dans une famille fortunée et de recevoir une excellente éducation. À l’adolescence, elle déclara à ses parents que la voix de Dieu lui demandait de devenir infirmière, un métier mal considéré.
Elle décida de s’engager en 1854 pour l’hôpital de Scutari, en Turquie. Là-bas, elle trouva un lieu à l’odeur pestilentielle, où les mouches envahissaient aussi bien les morts que les vivants. Cette femme courageuse retroussa ses manches et enleva en une semaine deux-cent quinze brouettes de saleté, nettoya les égouts, enleva deux carcasses de chevaux, une vache et quatre chiens morts. Les médecins la regardaient comme une folle, indigne de leur connaissance et de leur professionnalisme. Ils la combattirent autant qu’ils purent, pour la décrédibiliser et lui ôter sa force de volonté. Malgré cette opposition des médecins hommes, les résultats ne se firent pas attendre. Dans l’hôpital nettoyé, la mortalité chuta de 43 % en février à 2 % en juin 1855. Evidemment, la communauté médicale fit tout pour minimiser ce résultat. Ils dirent que peut-être qu’il y avait eu des soldats blessés moins gravement pendant cette période, ou que le temps était plus clément ou bien d’autres facteurs de confusion. Heureusement, Miss Nightingale avait été bien éduquée, particulièrement en statistiques. Elle utilisa les chiffres notés dans les rapports et illustra le tout avec des diagrammes visuels et colorés, très modernes. Elle réussit à convaincre la commission Royale de la Santé des Armées. Elle fut la première femme à devenir membre de la Société Royale de Statistiques en 1858.
Son combat suivant fut de demander à ce que les infirmières soient formées. En effet, l’idée reçue de l’époque était que les infirmières compétentes étaient inutiles, car la mortalité était plus grande parmi les patients traités par des infirmières formées. Miss Nightingale montra que le biais était le suivant : les cas les plus difficiles étaient donnés aux infirmières les plus formées.

La communauté scientifique résiste
On peut voir dans les trois cas choisis que la communauté médicale résiste au changement et c’est très bien. En effet, elle doit lutter contre les cas de charlatanisme ou les idées nouvelles et non testées. Le problème est qu’elle doit aussi accepter les changements thérapeutiques qui sont au bénéfice de leurs patients, d’où le concept d’evidence based medicine.
En lisant le livre de Dominique Dupagne [2] et celui de Jaddo [3], on peut identifier les freins majeurs aux changements bénéfiques : il y a d’abord le bon vieux machisme, qui attribue aux femmes des compétences inférieures aux hommes, surtout aux hommes médecins.
Il y a aussi la notoriété, la hiérarchie, qui permet à un chef de service de tout bloquer, car il n’aime pas telle nouveauté (le plaçant en position moins avantageuse, car il devrait apprendre comme tout le monde). Il y a bien sûr l’habitude, qui donne un sentiment de sécurité, car on connaît les gestes, les dosages et les protocoles.
Et puis il y a ce sentiment faux que si un traitement existe partout dans le monde, c’est qu’il y a forcément quelqu’un qui l’a testé, analysé et qui l’a recommandé à toute la planète. Selon de nombreux auteurs qui se battent pour faire éclater la vérité, c’est le cas actuel des traitements anti-cholestérol qui ont envahi à tort la planète malgré des études scientifiques fragiles et biaisées.
Il y a surtout à notre époque le passage d’une médecine où l’individu était central (avec ses biais, ses a priori et effets de mode, de notoriété et l’effet « mouton » de la communauté médicale) à une médecine où l’essai clinique fait force de loi. Mais celui-ci a été laissé aux mains des firmes pharmaceutiques privées sans réel contrôle indépendant, ce qui leur donne la possibilité de publier ce qui les arrange et de cacher ainsi des données importantes. Les chargés de communication distribuent à des médecins « leader d’opinion » des Power Point réalisés par le département communication, suite à un article écrit par un employé de la firme et signé par un médecin prestigieux (ce qu’on appelle le ghostwriting). L’essai clinique est devenu ainsi une arme marketing au détriment des patients et des soignants influencés par les leaders d’opinion.


par Sylvain Duval, Pratiques N°59, novembre 2012

Documents joints


[1Les cas cités viennent du livre Trick or treatment, de Simon Singh et Edzard Ernst.

[2Dominique Dupagne et Michel Lafon, La revanche du rameur, février 2012. Voir note de lecture p. 90 de ce numéro de Pratiques.

[3Jaddo, Juste Après Dresseuse D’Ours, Fleuve Noir, octobre 2011 et blog http://www.jaddo.fr/ — Voir notes de lecture p. 90) de ce numéro de Pratiques.


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