Le sabotage

La loi de couverture maladie universelle de 1999 affirmait que les soins médicaux ne peuvent pas attendre. Le sabotage progressif de ces dispositions a permis, de façon insidieuse et sans toucher à la loi, de rendre ce droit très difficile à obtenir.

Noëlle Lasne,
médecin et
Olivier Quérouil,
ancien chargé de mission sur la protection sociale au ministère des Affaires sociales et au Fonds CMU

La loi de couverture maladie universelle du 27 juillet 1999 est une loi singulière dans l’histoire de l’accès aux soins. Peut-être parce que sa fabrication s’est faite dans un dialogue constant entre des politiques convaincus et des associations proches des patients, qui ont eu tout au long du processus la possibilité de se faire entendre. Non pas seulement sur des principes, mais sur le détail de la rédaction législative.
La première partie de la loi traite de l’affiliation à l’Assurance maladie, le second chapitre de la couverture complémentaire permettant d’avoir accès à des soins médicaux gratuits, le troisième chapitre traite de l’aide médicale pour les personnes étrangères résidant en France sans titre de séjour. La loi affirme dès la première phrase du chapitre consacré à l’Assurance maladie que la situation de quelqu’un qui n’a pas de couverture sociale doit être réglée « immédiatement » :

    1. « Art. L. 161-2-1. — Toute personne qui déclare auprès d’une caisse primaire d’assurance maladie ne pas bénéficier des prestations en nature des assurances maladie et maternité est affiliée sans délai, au titre de l’article L. 380-1, au régime général sur justification de son identité et de sa résidence stable et régulière, et bénéficie immédiatement des prestations en nature de ce régime. » 

Les textes législatifs se préoccupent rarement de l’immédiateté des droits. Il y a dans cette injonction quelque chose de l’expérience de ceux qui ont accueilli et soigné, pendant des années, des personnes dont la santé s’était aggravée faute de soins. Il y a une volonté d’affirmer que les soins médicaux ne peuvent pas attendre. Il y a, en quelque sorte, les traces d’une souffrance des patients et d’une indignation des soignants, traduites en terme législatifs.

En 2001, quelques mois après le vote de la loi, dans un centre médico-social de Médecins sans Frontières à Lille, quatre demandeurs d’asile sont adressés à la caisse d’Assurance maladie par le médecin coordinateur pour ouverture de leurs droits. Une heure après, ils ressortent tous les quatre avec des droits ouverts, et bénéficiaires de la CMU. Leur accès aux soins gratuits est immédiat. La loi vient d’être appliquée à la lettre. Il n’y a pas eu besoin de l’accompagnement d’une assistante sociale. À Paris, au sein de la même association, des jeunes au chômage nous montrent leur nouvelle carte d’assuré social où la durée d’ouverture des droits n’est plus mentionnée : ils sont assurés sociaux à vie, de la naissance à la mort, et c’est à l’Assurance maladie d’effectuer les glissements d’un régime à l’autre selon l’évolution de leur situation. À nouveau la loi est appliquée à la lettre. Chacun se rappelle des assurés sociaux fantômes dont la carte d’assuré social portait la mention « droits à justifier », qui ont rempli pendant des années les salles d’attente des organisations humanitaires, et généré les créances irrécouvrables dans les hôpitaux. Ces assurés sociaux fantômes disparaissent chaque fois que la loi est mise en œuvre :

    1. « Art. L. 161-15-1. — Une personne ne peut perdre le bénéfice des prestations en nature des assurances maladie et maternité que si elle cesse de remplir la condition de résidence mentionnée à l’article L. 380-1 ou si elle est présumée absente dans les conditions prévues par l’article 112 du Code civil. » et encore « Art. L. 161-15-2. - Si une personne relève d’un régime d’assurance maladie autre que celui au titre duquel les prestations sont servies, l’organisme qui les sert ne peut les interrompre tant que l’organisme compétent ne s’est pas substitué à lui ; il les garde à sa charge jusqu’à cette date. » 

Bien sûr, il y a des ratés, et des difficultés imprévues apparaissent. Pour les agents d’accueil des caisses d’Assurance maladie, c’est une véritable inversion des pratiques. Pendant des années, leur travail a consisté à vérifier et à prouver, avant d’ouvrir un droit. Ils mettent pourtant dans l’application de la loi une énergie nouvelle, et se reconnaissent dans cette vocation à mettre en place un droit fondamental.
Les agents des caisses d’Assurance maladie sont pratiquement seuls sur la ligne de front. Toutes les associations se sont battues pour le « guichet unique » et pour que cesse le ballet ininterrompu des populations en précarité du bureau d’aide sociale à la caisse d’Assurance maladie. Le guichet unique fonctionne enfin pour tous les assurés sociaux qui rentrent par la même porte. Pour certains groupes de population, l’accès aux soins médicaux gratuits se fait automatiquement, sans vérification des ressources. C’est le cas des allocataires du RMI, qui bénéficient d’une affiliation gratuite au régime général de l’Assurance maladie, et de la couverture maladie complémentaire (CMU « complémentaire ».)
Durant quelques années, le système évolue vers une protection sociale moderne et efficace, même si de nombreux points restent à améliorer. En 1999, à l’exception du Syndicat de la Médecine Générale, la totalité des syndicats médicaux était opposée à la loi CMU. Certains médecins s’illustrent toujours dans la pratique de dépassements d’honoraires auprès des bénéficiaires de la CMU ou par des refus directs ou indirects de les soigner.
Dix ans plus tard, alors que la loi du 27 juillet 1999 n’a pas été modifiée d’un iota, l’accès aux soins a considérablement reculé. La loi CMU a été attaquée sur des points névralgiques qui faisaient l’objet du débat parlementaire avec l’opposition. Le principe de la continuité du droit est récusé : pour tout assuré social changeant de régime, le maintien de droit était de quatre ans, sans aucune démarche. En 2007, il est réduit à un an.

Récusée également la possibilité d’admission immédiate au bénéfice d’une protection complémentaire, qui est explicitement mentionnée par la loi de 1999, dès lors que « la situation de demandeur l’exige »

    1. « Lorsque la situation du demandeur l’exige, le bénéfice de la protection complémentaire en matière de santé est attribué, dès le dépôt de la demande, aux personnes présumées remplir les conditions prévues aux articles L. 380-1 et L. 861- ? 

La circulaire du 7 mai 2008 affirme au contraire :

    1. « En conséquence, les caisses ne doivent plus remettre aux bénéficiaires, dans ces situations, (les situations d’urgence) une attestation d’ouverture de droit de douze mois mais une attestation provisoire de droits qui, en règle générale, pourra être d’une durée de trois mois. » 

En 2009, par voie de décret, au nom de la lutte contre les fraudes, on modifie la liste des pièces à fournir pour l’examen des ressources : pour l’ouverture d’un droit aux soins médicaux gratuits, quel que soit le dispositif, tout examen des ressources prendra en compte les éléments dits « de train de vie » tels que la propriété immobilière, la propriété de matériel ménager ou informatique, la présence de domestiques, etc. L’accès aux soins médicaux gratuits peut désormais achopper sur la propriété d’un téléviseur.
Reste l’automaticité des droits pour les bénéficiaires du RMI. Qu’à cela ne tienne ! Il suffit de supprimer le RMI et de le remplacer par le RSA, en oubliant de mentionner l’automaticité des droits pour certains allocataires. Le régime déclaratif permettait que la preuve soit à charge de la caisse et non de l’assuré. Désormais, toujours au nom de la lutte contre les fraudes sociales, il n’y a plus de régime déclaratif. Et d’ailleurs, à qui déclarerait-on quoi que ce soit ? L’agent du guichet qui reçoit l’assuré n’est plus autorisé à traiter le dossier. Si des pièces manquent et qu’il commence à discuter avec le demandeur, il est prévenu au bout de quelques minutes que cet accueil dure trop longtemps. L’ouverture des droits à la CMU est redevenue un dossier complexe.
En Ile-de-France et dans plusieurs grandes villes, la constitution de ce dossier ne peut se faire que par courrier. Par ailleurs, les caisses ont du mal à gérer les transferts d’un régime à l’autre lorsqu’un assuré change de statut. Ces transferts étaient devenus invisibles pour les assurés. Les nombreux contrôles en place freinent désormais ces transferts, ce qui crée une interruption de la couverture maladie, pourtant interdite par la loi.
La durée d’ouverture de droits est revue à la baisse pour tout le monde : le salarié reçoit à nouveau une attestation de carte Vitale valide six mois, puis il doit justifier de sa situation. Le bénéficiaire de la CMU attend trois mois pour savoir si son droit durera un an, sans compter bien sûr le réexamen de sa situation au bout d’un an.
Les étrangers résidant régulièrement en France ont droit à une attention spéciale : Thierry Mariani, à présent ministre, fervent partisan des statistiques raciales et ethniques, considère comme scandaleux que les demandeurs d’asile politique soient exemptés de la condition de trois mois de résidence sur le territoire français pour être assurés sociaux. Les demandeurs d’asile politique, qui ont été les premiers patients des salles d’attente humanitaires il y a vingt ans, cessent d’avoir accès, dans les faits, à une protection sociale. La lecture de la dernière circulaire de la Direction de la Sécurité Sociale rédigée en 2011 à la demande de l’Observatoire du Droit à la Santé des Étrangers essaie désespérément de rappeler aux caisses d’Assurance maladie ce que dit la loi CMU et de dénoncer des pratiques en contradiction flagrante avec le droit.
Quelle est l’influence de ces différentes mesures destinées à réduire la portée de la loi de couverture maladie universelle ? Selon le rapport annuel du Fonds CMU, 2,3 millions de personnes sont affiliées à l’Assurance maladie, pour la plupart sans cotisation (CMU de base) et 4,4 millions bénéficient de la protection sociale complémentaire gratuite (CMU complémentaire). Alors que nous sommes en pleine crise économique et que nous comptons trois millions de chômeurs, une question simple est restée jusque-là sans réponse. Pour quelle raison mystérieuse le nombre de bénéficiaires de la CMU n’augmente-t-il pas ?
On peut évoquer tout d’abord une trop faible revalorisation du plafond de ressources, qui exclut des bénéficiaires potentiels en situation de pauvreté. La démesure des contrôles exercés à l’ouverture du droit est très dissuasive. On sait que plus l’accès à un droit est complexe et moins la population y a recours : il en est ainsi pour l’aide à la mutualisation, qui a été mise en place pour les personnes au-dessus du seuil requis pour bénéficier de la CMU complémentaire. 600 000 personnes y ont recours, alors que trois millions de personnes sont concernées. Or le dispositif d’aide à la mutualisation est opaque et complexe. De la même façon, le droit à la couverture maladie universelle est devenu un droit complexe à gérer et difficile à obtenir. Les mesures spécifiques prises en direction des étrangers éloignent ces populations de l’usage de leurs droits. Enfin, alors que les allocataires du RMI représentaient 50 % des bénéficiaires de la CMU, l’arrêt de l’ouverture systématique des droits dans le cadre du RSA, dispositif également très complexe, éloigne également cette population du dispositif. De façon indirecte, le sabotage progressif du dispositif de la couverture maladie universelle permet de maintenir à l’écart par dissuasion les personnes démunies dont l’accès aux soins connaît aujourd’hui un recul majeur.


par Noëlle Lasne, Olivier Quérouil, Pratiques N°57, avril 2012

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