Le petit gros dans le béton

De la béquille au piège en passant par l’économie ou quand la solution se transforme en problème.

Didier Morisot,
Infirmier psychiatrique

Comment le monde peut-il être si cruel alors que Dieu est la bonté même, pourquoi le prix du pain augmente quand celui de la farine diminue, comment fait le voisin pour s’acheter une bagnole pareille, à quoi sert la drogue... ? Pfff... il y a vraiment des choses qui nous dépassent. C’est comme ça, c’est la vie, Charlie... impossible de répondre à certains mystères qui tourmentent l’humanité depuis la nuit de l’étang... euh, la nuit des temps, plutôt. Enfin, bref, on y comprend que dalle, et c’est pas demain qu’on va résoudre le problème... quoique, avec les progrès de la science (la psychologie, la sociologie, l’expérience de Jean-Luc Delarue sur Antenne 2...), il ne faut pas désespérer tout à fait. Finalement, nous avons peut-être quelques pistes pour répondre à la quatrième question...
Mais commençons donc par définir le machin... c’est quoi, ça se trouve où, on l’attrape comment, tout ça tout ça... ? Il faut déjà savoir que la drogue se cache avec une facilité des cons certantes : tout comme l’huile de palme dans les plats cuisinés, elle envahit en effet notre quotidien en permanence. Elle est polymorphe, comme dirait l’autre (celui qui a son bac littéraire et qui essaye de caser des mots un peu chiadés...) : la drogue se rencontre partout ! Car c’est une rencontre, en fait. C’est d’ailleurs une de ses définitions : celle d’une personne et d’un produit, un coup de foudre sado maso qui fait tilt... mais pas seulement. Le produit en question peut faire aussi glouglou, snif, oh oui vas-y mets la moi... on peut en effet être drogué à des tas de choses : au cannabis, au tabac, à l’alcool... mais aussi à la bouffe, au sexe, et même (quelle horreur) au travail. bbrrr...

Oui, tremblez braves gens, car la bête est rusée et a plus d’un tour dans son sac. Elle nous séduit, la garce, pour soi-disant nous aider à tenir le coup, voire à tenir debout, carrément. Une vraie béquille, en fait : décommande le psychiatre, ma poule, je vais plutôt aller voir le kiné... Une béquille qui nous aide à supporter la folie ambiante. Une prothèse mentale, en quelque sorte. Il faut dire que certains jours, le spectacle est un poil morose, on a bien besoin d’un léger remontant ; qu’est-ce que tu regardes à la télé, mon petit lapin ? Un truc sur l’écologie qui nous demande de sauver la planète, entrecoupé de pubs qui nous poussent à la consommation... Et en plus, on se fout de notre gueule... un peu déprimant, le machin ; regarde ça pendant une heure, et tu n’es plus dans le canapé du salon : t’es quasi dans le couloir de la mort, Hector... même qu’il y a le feu au crématorium. Dans dix ans, y’aura plus d’arbres en Amazonie, les copains. Heureusement, il reste de la bière dans le frigo... la drogue du pauvre, du brave gars qui en remet une couche en regardant le foot, après l’émission à la con sur l’état de la planète : du pain et des jeux, de la bière et du foot... ça aide à oublier que l’Empire Romain est au bord du gouffre... ça donne aussi un peu de boulot à la plèbe... une alternative économique pour les endroits en panne d’industrie : nos fameux quartiers « sensibles », pour ne citer qu’eux... mort de rire : on dirait une gencive douloureuse...
Bref, ça permet de faire tourner le commerce ; la banlieue, l’esprit d’entreprise de ses autochtones, ses produits du terroir vendus sous le manteau : ses doses de Subutex®, son cannabis, ses cigarettes de contrebande... une économie « souterraine », mais alimentée comme l’autre par la route ou par bateau. C’est un fameux trois-mâts, comme dit l’ami Hugues, mais avec des putains de doubles-fonds, Edmond... en fait, pas si souterraine que ça, finalement. Car elle utilise en effet volontiers les aéroports. Elle fait même voyager des « mules » en avion. Vous savez, les touristes qui avalent des capotes bourrées de cocaïne (entre autres...). Des mules dans les nuages ; ça c’est de la poésie ! C’est pas pour rien que nos amis du show-biz tournent à la cocaïne ; ça libère la créativité, c’est bien connu... le cinéma, par exemple, ces bons vieux films d’action où les mafiosi se tirent la bourre avec leurs trafics d’héroïne : fais-moi un zoom sur le petit gros en train de se faire couler dans le béton, coco, je la sens bien, cette scène-là...
Films qui réjouissent le bon peuple accro à Canal Plus. La drogue spectacle, support à l’addiction télévisuelle : ça y est, le machin s’alimente de lui-même, la boucle est bouclée, le serpent se mord la queue... On oublie enfin que l’Empire Romain a perdu son triple AAA, et que ses légionnaires se font dézinguer en Afghanistan. Elle est pas belle, la vie ?
En tout cas, elle est plus supportable dans les prisons si on peut fumer un peu d’herbe. Car ça sert aussi à ça, la drogue : elle achète la paix sociale. Vachement efficace. Mais attention, pas de provoc : tu peux fumer ton shit, d’accord, mais discrètement... t’envoies pas la fumée dans les narines des matons...
Elle remplit également les caisses de l’État : donnez le RSA et l’Allocation Adulte Handicapé à des gens qui fument et qui achètent des jeux à gratter, ils vous recracheront la moitié sous forme de taxes. Bingo ! Ceriz sur le gatô, elle limite aussi d’autres déficits publics : le nombre de retraites économisées grâce à l’alcool et au tabac...
Bref, la lutte contre la drogue c’est comme la protection de la planète : de la poudre aux yeux... de la jolie poudre blanche vendue par des pourris qui roulent en moissonneuse-batteuse, tellement ils se font de blé avec. Allez, pique-toi, mon gars, sniffe un coup, défonce-toi la ruche et t’iras au paradis artificiel. Et moi, je mettrai mon pognon au paradis fiscal... Oui, artificiel, puisque nous passons à côté de celui qui est naturel, incapables que nous sommes de savourer un coucher de soleil en nous grattant le ventre avec la main droite et le bout du nez avec l’index gauche. Tout simplement.
Une putain de diversion, en fait. Un cache-misère pour combler nos peurs, notre incapacité à tenir debout tout seul. La peur, c’est tout à fait ça... mais tu vas la lâcher un jour, ta béquille, oui ou merde ? Non, je la garde, trop pratique. Foutez-moi la paix avec la psychologie, je préfère la sylviculture : je me suis enfin trouvé l’arbre qui cache la forêt, l’explication de mes bouffées d’angoisse. Je suis drogué, voilà d’où vient le problème : c’est pas ma faute, moi je vais très bien, mais c’est à cause de ce produit à la con...
...ça y est, la spirale infernale tourne à plein régime... c’est ça la perversion, coco, on change la nature des choses : la « solution » se transforme en problème, ce qui était un plaisir annexe devient central, la diversion tourne à l’obsession... le serpent se mord la queue comme un taré... il doit se faire mal en plus, ce con : les dents que ça doit avoir, ces bestioles-là. Rien que d’y penser, j’ai le prépuce qui blêmit... allez, je vais me faire un rail de coke pour me détendre un peu...


par Didier Morisot, Pratiques N°58, juillet 2012

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