La soupe

Isabelle Canil
Orthophoniste

  1. - J’aime pas la soupe.
  2. - Ben tu la manges quand même.
  3. - Y’a des fils de poireau. Je peux pas avaler le poireau.
  4. - Tu les manges. Ça suffit comme ça tes caprices.

Mollement, l’enfant racle la cuillère dans l’assiette creuse, il essaie d’écarter les bouts verts et de ne prendre que le bouillon. Mais la soupe a été passée à la moulinette. Elle est pleine de grumeaux, le bouillon pur est insaisissable. Un coup de poing du père vient heurter son coude. « Tu mets pas les coudes sur la table ! » La mère implore le mari du regard. Elle dit : « Goûtes-y un peu, allez quatre cuillerées, pour goûter…

  1. - Non ! Fait le père, tu lui passes tout ! Tu sortiras pas de table si tu la finis pas.

L’enfant garde le nez baissé. Il connaît la suite. Son menton tremble, il retient les larmes.

  1. - Tu vois ! fait la mère… tu sais bien qu’il est trop sensible.

Nouveau coup sur les coudes.

  1. - Retire tes coudes de la table bon dieu ! Et tiens-toi droit.

Et un coup de serviette claque et le gifle.

  1. - Mais tu sais bien qu’il est sensible…

Il a 6 ans, 8 ans, 10 ans… ça ne change jamais. Le plus grave, c’est qu’il est incapable de manger la soupe. Les coups de serviette cinglants, il les reçoit comme une injustice profonde. Il ne peut pas avaler cette soupe. C’est comme la peau du lait. Mais le matin, le père n’est pas là. Il ne sait pas pour la peau du lait. Alors il reste, tête baissée, ravalant les larmes ou les laissant couler. Mais il ne peut pas manger cette soupe. Il le voudrait bien, mais puisqu’on lui a présenté cela dans un rapport de force et qu’il a commencé à dire non, et qu’il s’est fait cingler par la serviette, il ne peut plus changer maintenant. L’humiliation serait encore plus grande s’il la mangeait maintenant. Il ne peut plus céder, parce qu’il a un grand sens de l’honneur. Il a beaucoup lu, du haut de ses 6, 8, 10 ans, et il sait ce que c’est que l’honneur. Et ce qui devient impossible, ce n’est plus de manger la soupe, mais c’est de devoir céder. Céder ce serait perdre son honneur. Il ne faut jamais perdre son honneur. Alors il reste une heure, deux heures devant la soupe, dégoulinant de larmes.

Heureusement, pendant la semaine, il n’habite pas chez ses parents. Un jour, il dit à une maîtresse qu’il n’est pas malheureux chez lui, parce qu’il n’y va que le samedi et le dimanche.


par Isabelle Canil, Pratiques N°75, octobre 2016

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