La méthode

Paris, le 8 août, une place du 5ème arrondissement,

Après avoir bien marché en amoureux dans les rue de Paris, il est bon de s’assoir à la terrasse d’un café. Nous sommes vendredi après-midi, l’endroit est calme, simplement animé par les passants et nombreux touristes à deux pas du Panthéon.

Nous sommes proches d’un couple, mais c’est la conversation de deux hommes, assis à l’entrée du café, qui attire mon attention. Le premier, dos au mur, 70 ans, les cheveux blancs, un polo blanc et un jean délavé, sa voix particulière aux accents des faubourgs. Le second, face à lui, la trentaine, un tee-shirt et des chaussures ouvertes, une barbe et une position qui montre qu’il est à l’aise dans ce quartier.

C’est l’échange entre un père et son fils qui, soit par habitude, soit par le fait qu’ils sont absorbés par leur discussion, ne se rendent pas compte qu’ils sont entendus.

Le père explique que ça lui fait très mal, qu’il n’a rien pu manger depuis 3 jours, en se tenant la gorge. En l’observant, je vois deux traces rouges de part et d’autre du larynx et je comprends : carcinome épidermoïde des cordes vocales (c’était ça la voix bizarre) en cours de radiothérapie. Foutue déformation professionnelle, on voit des malades partout !

Le père se plaint, de plus, de ne pas être écouté par son spécialiste, qui le voit rapidement, 5 minutes, bonjour, au revoir et puis c’est fini… De toute façon, il n’a plus confiance, il ne se souvient même pas de lui quand il y retourne.

Le fils lui suggère de changer de spécialiste. Il y a plein d’hôpitaux qui peuvent le soigner. Et puis, ça se fait de changer quand on n’a plus confiance.

Le père : « ça ne changera rien d’aller en voir un autre. Au début ça allait mais maintenant je ne suis plus sûr.

Le fils : Mais c’est normal ! Le spécialiste, il en voit des milliers ou même des centaines comme toi, il ne peut pas se souvenir de tout le monde, il a trop de travail…

Le père : Oh, tu sais, quand j’y vais, il n’y a que deux autres personnes et c’est toujours les mêmes. Je crois que je suis foutu.

Le fils : Mais non, tu te trompes, personne ne peut savoir combien de temps il reste à vivre. Mais toi, il te reste des années. Si c’était des mois on le saurait, ce ne serait pas pareil. Tu devrais arrêter de parler toujours comme ça à tout le monde. On en a marre que tu dises toujours la même chose. Profite de la vie, de tes enfants, de tes petits-enfants. Tu n’arrêtes pas de répéter toujours les mêmes rengaines, tu nous fatigues, arrête !

Le père : Mais moi, la vie, elle s’est arrêtée le jour où je suis tombé malade. Je fais autre chose mais elle est toujours là…

Le fils : Ça suffit ! Tu es insupportable quand tu parles comme ça ! Tu te rends compte que tu nous fatigues avec tes histoires ; tu n’arrêtes pas de parler de la même chose, alors change de sujet !

Le père : Ne me parle pas sur ce ton, c’est moi qui souffre ! »

Nous sommes restés silencieux, tous les deux, à écouter cette conversation poignante entre ces deux hommes. Nous avions le sentiment d’assister à un échange peut-être unique entre un père et un fils, à un face à face où l’intime débordait sur la place publique, où la santé était au cœur des sentiments.

Parler de sa santé c’est parler de soi, de ce que l’on éprouve, de sa vie, de son histoire. Cet homme avait besoin de l’exprimer et son fils du mal à l’accepter. Permettre aux patients d’exprimer ces épreuves fait partie de notre rôle de soignants. Peut-être que cet homme n’avait pas eu l’opportunité de le dire à son médecin ?

En rediscutant de cet échange avec ma femme, je me rends compte que ces deux hommes sont dans le vrai ; l’un d’exprimer ses doutes et son angoisse de mort et l’autre de témoigner de sa fatigue et de la pulsion de vie qui l’anime.

« L’esprit d’observation doit remplacer l’esprit de système » Pierre-Jean-Georges Cabanis, seul médecin à être inhumé au Panthéon.

samedi 9 août 2014, par Docteur S.

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