Heureux ceux qui ont des pratiques

Entretien avec Isabelle Stengers
Philosophe
Université Libre de Bruxelles

Quand on donne à quelque chose le pouvoir de nous faire penser, imaginer, travailler ensemble, c’est de la vie qui passe.

  1. Pratiques : Dans le monde du savoir, vous avez un parcours assez rare. Qu’est-ce qui vous met en mouvement ?

Isabelle Stengers  : Les deux expériences les plus marquantes, au sens où elles m’ont nourrie et sans doute orientée dans ce qui, vraiment, me fait penser, sont des exemples où des gens deviennent plus intelligents, plus exigeants, mais aussi plus ouverts parce qu’ils appartiennent à un groupe. C’est ce qu’on peut appeler une forme d’intelligence collective où l’on voit qu’un individu, une subjectivité, ça ne veut pas dire grand-chose indépendamment de ce qui l’a nourrie, de ce qui l’oblige aussi. On ne fait pas n’importe quoi dans un groupe, dans un collectif. Ces deux expériences sont très distinctes puisque, d’une part, j’ai travaillé chez Prigogine [1], c’est-à-dire dans un service de recherche et, d’autre part, c’est une expérience qui m’a beaucoup marquée, j’ai participé à des groupes féministes au début des années soixante-dix sous le sigle de « le personnel est politique ».

La première, c’est vraiment, du côté du travail de l’objectivité et l’autre du côté du travail de la subjectivité, mais ce n’est pas opposé.

Ce que j’ai appris chez les scientifiques, c’est que le travail est producteur de ce qu’on appelle « objectivité », mais c’est un travail passionné. Comment fabriquer – ce n’est pas toujours le cas dans les sciences, mais dans ce laboratoire c’était le cas – des questions pertinentes et auxquelles on est capable de répondre ? Parce qu’il y a des tas de questions qu’on dirait pertinentes et auxquelles on n’est pas capable de répondre. Non, il faut cette rencontre entre « elle est intéressante » et « je peux trouver le moyen de m’adresser au problème sur un mode tel qu’il me donne des réponses qui ne soient pas simplement le reflet de mes attentes, qui peut m’apprendre des choses.  »

Par contre, il n’y a pas de réponse sans question. Ça, c’est pour moi un vrai leitmotiv ! Si on dit « on sait ça », à quelle question ce savoir répond-il ? Quand on oublie la question, on oublie que ce qu’on interroge aurait pu répondre à d’autres questions, que ce qu’on interroge n’a pas parlé tout seul, qu’on l’a interrogé ainsi et pas autrement. On fait comme si on « tenait » sa définition.

Mais ce qui est intéressant, c’est que la passion des scientifiques doit être collective, au sens où le chercheur n’aura réussi à dire « j’ai appris quelque chose » que si ses collègues disent « nous avons appris ». Cela veut dire que ce qu’il propose sera soumis à objections : « Est-ce que tu es sûr que ce que tu as obtenu t’autorise à dire ça ?  ». Et donc c’est un peu un jeu de rôles parce que comme dans un tel jeu, les rôles sont distribués pour que le jeu soit bon. Ici l’objecteur n’est pas vraiment un adversaire : l’objection est nécessaire pour que la réponse soit reconnue comme ne dépendant pas d’un individu et que ça puisse être une réponse que d’autres pourront utiliser, relayer pour produire de nouvelles questions. Et c’est son appartenance à un tel collectif qui rend le chercheur intelligent. On dit toujours « esprit critique », mais c’est avant tout l’effet du collectif. Le scientifique n’a pas d’esprit critique particulier par rapport à des choses qui ne sont pas dans sa partie, au contraire, parfois il en manque totalement. Mais dans ce jeu-là, la personne devient plus intelligente, plus exigeante, parce qu’elle s’adresse à d’autres pour qui ces réponses comptent. Cela veut dire que ces autres vont les secouer, voir si elles tiennent, sans complaisance. Les choses se gâtent quand la science devient de complaisance, c’est-à-dire quand on doit satisfaire des demandes dont dépendent les financements – ce qui est de plus en plus le cas aujourd’hui.

Cela fait partie de mon devenir politique aujourd’hui que d’avoir vu cette passion des scientifiques systématiquement détruite. Décidément, le néolibéralisme, le management, ne sont pas les amis de l’intelligence ! C’est une manière de soumettre, de mutiler et de faire perdre la boussole quand la boussole c’était justement l’appartenance à ce que j’appelle une pratique. Une pratique, ce n’est pas psychologique, individuel, c’est un rapport aux choses et aux autres qui a des exigences, des obligations. On sait faire la différence entre le bien fait et le mal fait.

Il y a des valeurs propres à la pratique qui la font tenir. Et ça, c’est le cas pour les scientifiques (même si ces valeurs sont différentes) pour le personnel de soin ou pour les agriculteurs. Il n’y a pas du tout de hiérarchie. Heureux sont ceux qui ont des pratiques !

La seconde expérience, c’est celle des réunions où se découvrait que le « personnel est politique ». Cela m’a appris (et chacune faisait la même transition à son rythme propre) que des souffrances subjectives de jeune femme, qui semblaient être privées, secrètes, un peu honteuses, lorsqu’elles étaient dites par des tas de voix différentes autrement, dans d’autres situations, restaient personnelles, mais n’étaient plus privées. Et que le fait de comprendre les rapports de force, les histoires qu’on vous avait racontées, comment tout ce monde vous faisait souffrir n’était pas une manière de cesser de souffrir, mais de pouvoir commencer à bouger au lieu de lécher ses blessures ou de rêver au prince charmant qui vous guérirait d’un seul coup !

Donc c’était vraiment une manière de changer son rapport à une souffrance et une vraie transformation – que depuis j’ai retravaillée en m’intéressant, par exemple, aux rituels des sorcières néopaïennes, à ces rites qui ne sont pas des rites de révélation d’un grand secret, mais de changement, avec les autres, par les autres et grâce aux autres – par soi-même aussi, mais soi-même avec les autres – du rapport qu’on a avec un problème. Ce que les Américains appellent « empowerment », mais qui a été mis à toutes les sauces par le néolibéralisme, malheureusement. Qu’est-ce que c’est un individu seul ? C’est un individu esseulé.

Et donc, avec ces expériences qui me travaillaient, je me suis de plus en plus intéressée à la différence entre les dispositifs qui produisent, qui génèrent ces transformations et qui sont rares, et les autres dispositifs, beaucoup plus faciles, parfaitement courants et amis du pouvoir, qui produisent des gens esseulés, vulnérables, anxieux et généralement hostiles les uns aux autres, pour qui les autres sont une menace.

C’est un peu ma boussole.

  1. Il semble qu’on travaille beaucoup plus en collectif en sciences qu’en philosophie, par exemple.

Pas toutes les sciences. C’est une des curiosités de la France : au début du XXe ou fin XIXe, ils ont tellement voulu imiter l’Allemagne qu’ils ont appelé « laboratoire » n’importe quoi. Comme si tout le monde travaillait en collectif alors que non : c’est l’une des singularités des sciences qui ont affaire à des choses qui résistent, tandis qu’en sciences humaines, toutes les questions ont l’air bonnes, tout semble faisable. Dans les véritables labos, rendre « faisable » un nouveau type de question, c’est un événement. Et c’est pour ça que souvent les expérimentateurs, quand on leur propose une grande théorie, disent : « oui, et alors ? ». Et le « et alors ?  », c’est : « qu’est-ce que ça va faire comme différence pratique ? ». C’est ce qu’ils appellent le nouveau, c’est une nouvelle manière de s’adresser à un problème qui permet de nouveaux types de réponses.

Quand je suis passée en philosophie, j’ai rencontré autre chose. J’étais une passionnée de romans, d’histoires, mais c’est la première fois que je rencontrais des auteurs qui me tordaient littéralement le cerveau – pas tous, Dieu sait pas tous ! – mais je crois qu’entrer en philosophie, c’est apprendre à aimer certains philosophes et laisser tous les autres, tranquillement !

Donc j’ai rencontré Deleuze – enfin, « rencontré », en lecture – Whitehead, Leibniz et, un peu plus tard, William James. Je ne vais pas dire que la philosophie c’est ça pour moi, mais la philosophie, ça passe par le type de relation, par la lecture souvent, qu’on a avec un style de pensée, une manière de penser, d’aborder les choses, qui vous rend vivant et qu’on a envie de continuer.

Donc, ça c’est totalement différent. Ce n’est pas solitaire parce qu’on n’apprend pas une manière de penser, mais un mode d’intensité de la pensée. On la découvre en lisant et puis on essaye de la retrouver en posant ses propres questions. Mais ça se fait beaucoup plus par l’écrit et la lecture. Parfois, je vois changer un étudiant en un mois : il a eu la première expérience où il était mis en pensée par une lecture. Mais il y en a qui n’ont jamais cette chance.

  1. Il y en a aussi qui n’ont jamais rencontré des gens qui partagent vraiment.

Moi, j’ai eu la chance de les trouver un peu par hasard, les philosophes qui m’ont mis en mouvement, en idées. C’est ça l’avantage de la philo, c’est qu’on n’est pas totalement soumis au hasard des gens qu’on rencontre. Il y a aussi des êtres étranges qui vous attendent entre deux pages… Donc, on est assez autonome de ce point de vue-là. Je crois que ma chance était que je venais des sciences et que je n’attendais rien de spécial de la philo. Quand c’est arrivé, c’était : « Nom de Dieu ! On peut penser comme ça !  ». C’était une pure joie. Et cette joie-là, elle a été plus solitaire, mais – et c’est peut-être la troisième expérience que je mentionnerais – c’est aussi une expérience avec les autres et par les autres. Simplement ces autres-là, c’étaient tout ce qui avait été nécessaire pour fabriquer Deleuze ou Whitehead ou William James.

Les trois expériences que j’ai racontées sont des expériences où il y a de la joie. C’est-à-dire de la vie. Il y a une vie dont, chaque fois, je ne savais pas qu’elle pouvait exister comme ça. Ce n’est pas «  la » vie, c’est « de la vie » qui passe par là. « Tiens, y’a de la vie qui passe par là ! ».

Reconnaître de la vie par où elle passe et essayer de faire sentir ce passage à d’autres, c’est ce qui m’intéresse. Je peux avoir la patte très dure pour les gens qui m’ennuient ou qui me semblent insulter la vie ou bien qui sont malhonnêtes ou qui essayent de transmettre leur désespoir – c’est si facile de transmettre son désespoir comme étant la grande sagesse. Mais je ne suis pas personnellement en colère contre eux. Quand je semble agressive, c’est que j’essaye de montrer à d’autres qu’ils ne méritent pas mieux ! Et il ne faut pas leur donner le pouvoir de vous empoisonner. C’est un autre type d’apprentissage, mais apprendre à faire passer la joie et apprendre à reconnaître les poisons sont deux choses complémentaires. Avec Vinciane Despret, on a appelé cela « faire des histoires ». Cela s’apprend. C’est fou ce que le néolibéralisme a pu nous faire sans qu’on en fasse des histoires. Des plaintes oui, mais pas des histoires, pas des manières de résister qui aient une chance de démoraliser les arguments pseudo-objectifs qui nous tuent.

  1. Vous n’aimez pas l’objectivité ?

On commet beaucoup de crimes en son nom. Je fais partie de l’association « Ding ding dong » [2] d’usagers de la maladie de Huntington. S’il y a une maladie objectivement définie, c’est bien elle. Depuis que le test génétique existe, son verdict est sans appel : quelqu’un en bonne santé sait que, tôt ou tard, les symptômes vont apparaître et s’aggraver toujours plus. C’est une maladie dite neurodégénérative – à Ding ding dong, on préfère dire « évolutive ». La fondatrice de Ding ding dong, dont le pseudo est Alice Rivière, a choisi de se faire tester après avoir appris que sa mère était atteinte. C’est une maladie qui court dans une famille et donc tout descendant d’un couple où une personne est porteuse de l’anomalie génétique a une chance sur deux d’être atteinte. Mais si elle ne l’a pas, elle ne le transmettra pas, ça passe, ça s’arrête. Et donc elle a choisi de faire ce test et ce qui l’a massacrée – elle a mis des années à en sortir –, c’est la manière dont ça lui a été annoncé, du genre « je, médecin, sais ce qui vous attend… ».

Sur le site de Ding ding dong, il y a deux capsules vidéo d’un Dr Marbœuf, qui est un docteur imaginaire et qui raconte comment il a appris tout ce qu’on aimerait qu’un médecin apprenne à penser. Dans la première capsule, il raconte comment il a été ébranlé par cette patiente qui a très mal réagi alors qu’il faisait son devoir en lui disant ce qu’il savait – c’est-à-dire que ça allait aller très mal pour elle – et qui est partie en claquant la porte. Et puis il a vu sa sœur qui lui a dit : « Mais Docteur, si au moins vous pouviez dire : "Je ne sais pas"  ».
« Mais enfin, je sais !  », « Oui, mais qu’est-ce que vous savez ? ».

Comment faire pour qu’un savoir ne soit pas une malédiction ? C’est ce qu’une voyante, Maud Kristen, lui demande de penser dans la seconde capsule.

On peut dire honnêtement ce que notre savoir nous permet de dire, mais finalement c’est souvent peu de chose, surtout dans ces maladies-là, puisque ce sont des maladies où entrent le corps et l’esprit et le milieu. Les rapports sont à ce point denses et intriqués que la responsabilité génétique « objective » ne mène pas très loin.

Ding ding dong a pour vocation de créer de(s) savoirs à partir de Huntington, pas des savoirs dits scientifiques, mais des savoirs qui comptent. C’est aussi une intervention sur les représentations qu’on se fait de Huntington, mais au sens de propositions actives pour ouvrir ces représentations et ouvrir les pratiques. Il s’agit de montrer – ça, c’est quelque chose que j’avais appris avec la question des drogues illicites – que beaucoup des souffrances sont en fait des produits du rapport de la personne à son milieu et à la manière dont ce milieu juge, traite, fabrique ce qui, incontestablement, se passe. Pour les drogues illicites : la loi, le fait que ce soit hors de prix, le type de milieu qu’on doit fréquenter pour se la procurer, etc. C’est ce dont les associations d’auto-support comme ASUD et, en Belgique, « Citoyens comme les autres » à laquelle j’ai participé dans les années 1990, avaient fait un savoir : « Oui, on est malades, mais de la loi  ». Et Huntington, c’est « on est écrasé par la terrible représentation que vous vous faites de ce qui nous arrive ».

  1. …et de la peur ; ils sont malades de la peur des médecins.

D’autant plus que là les médecins savent tout ce qu’il y a à savoir et ils ne peuvent pas guérir. C’est un savoir qui ne correspond à aucun pouvoir de guérir. Ça doit faire plaisir à un médecin de diagnostiquer quelque chose et de pouvoir dire : « Et justement, vous savez, depuis cinq ans, ça se soigne admirablement ». Et là, le subjectif, l’objectif, tout ça valse ensemble… Le problème c’est quand on sait, mais que ce qu’on sait n’aide ni le médecin ni la personne…

  1. Ça rejoint la question du rapport à la vérité. Pas une vérité qui figerait, mais une vérité qui serait opératoire. Et ça c’est justement ce qu’il n’y a pas dans ce type de diagnostic…

Je préférerais parler d’une vérité qui opère plutôt que d’une vérité opératoire parce qu’« opératoire », on a l’impression qu’on sait tout de suite ce que c’est. Tandis qu’une vérité qui opère, c’est une vérité qui permet de transformer la situation, qui permet de dégager des nouveaux bouts par où on peut s’adresser à cette situation, qui donne des pistes auxquelles on n’aurait pas pensé avec la manière dont on la conçoit. C’est une vérité qui met au travail, qui met en imagination, qui donne des possibilités de liberté qu’on n’avait pas.

C’est très fort, ce que Ding ding dong change. Quand Alice m’a annoncé ce qui lui arrivait, il y a des années, je n’ai pas su comment en parler avec elle. J’ai seulement pu évoquer la nouvelle de Borgès, La loterie à Babylone, où l’on tire au sort son destin : tu seras exécuté oui, mais après on tirera au sort dans combien de temps et puis, et puis il y a des tas de choses qui arriveront… donc, finalement, c’est aussi abstrait que tu vas mourir, quoi ! Mais quand Alice a créé Ding ding dong et qu’elle m’a dit : « Tu viens travailler avec nous », tout a changé parce que de la vie se mettait à passer. On travaille, on apprend, on pense, on crée, on rit ensemble. Je crois que cela aide Alice, mais ce n’est pas pour aider Alice. Chacun et chacune invente et trouve sa place.

  1. Effectivement, la notion de vérité – dans l’absolu – c’est quelque chose qui ferme, qui finit. Comme si la vérité était une fin en soi.

Deleuze fait naître au XVIIIe siècle l’idée d’une vérité définie contre l’illusion et plus seulement contre l’erreur. Quand on définit ainsi la vérité, elle est moins associée au doute qu’au pouvoir, le pouvoir de vaincre l’illusion. J’ai l’impression que les médecins sont encore avec ce type de vérité-là ; et donc leur éthique, c’est de ne pas permettre aux patients de se faire des illusions. Mais qu’est-ce qu’une illusion ? Ce qu’on appelle « illusion », c’est tellement de choses… Le pire, c’est « ou bien c’est prouvé, ou bien ce n’est qu’une illusion », et ce qu’on rejette avec mépris peut être vital : l’espoir, la confiance, ce ne sont pas des illusions, cela compte ! Quand c’est une vraie illusion, au sens qu’on pourrait dire pathologique du terme, la vérité n’a rien à faire là-dedans, donc ce couple vérité-illusion, il est mal foutu.

Prenez l’histoire de Stephen Jay Gould, le biologiste. Il est finalement mort du cancer, mais après, je crois, plus de quinze ans. Or, quand il a été diagnostiqué, le médecin lui a dit : « Vous êtes scientifique, je vous dois la vérité, vous en avez pour un an à vivre ». Gould écrit qu’il a évidemment été bouleversé, puis il s’est dit : « Je suis scientifique, allons voir la littérature ». Et il s’est rendu compte que le médecin lui avait dit une vérité qui en cachait une autre. Cela aurait été la seule vérité dicible si l’espérance de vie avait été du genre courbe en cloche, bien symétrique. Mais là, la courbe était très dissymétrique, avec une longue queue et la longue queue, c’étaient des gens qui se trouvaient vivre très très très longtemps et peut-être même mourir de vieillesse avant d’être morts de ça. Il a décidé qu’il continuerait à vivre et effectivement, il a fait partie de la longue queue. Lui-même a écrit : je ne peux pas le prouver, mais c’est probablement ce qui m’a permis de vivre longtemps. Si encore le médecin avait dit toute la vérité, c’est-à-dire aussi les limites de ce qu’on sait, comment on le sait, à quelles questions ce savoir répond, à quelles questions il ne répond pas, tout ce qu’on ne sait pas… En général le prix du savoir, c’est toutes les réponses auxquelles ce savoir-là ne peut pas répondre. Les médecins ont peut-être raison de dire que les différents patients demandent et ont besoin de différents rapports au savoir, mais alors qu’ils cultivent toute la palette !

  1. Pourrait-on imaginer un exercice de la médecine qui soit satisfaisant et facile ?

Tout le problème, c’est que si on veut être tout de suite parfait, on échoue, c’est impossible. Moi j’aime bien l’idée que l’on puisse creuser des marches. Il y a toujours des moyens d’apprendre. Si on se dit « c’est impossible », on ne commence même pas.
Je crois qu’on peut faire des choses seul pour limiter les dégâts, mais que pour aller plus loin, il faut s’y mettre à plusieurs. Il faut que la difficulté ne soit plus un obstacle qu’on rêve de supprimer, mais ce qui réunit, ce à quoi on donne le pouvoir de faire penser, qui donne la force de bouger.

  1. Oui, parce qu’il y a aussi derrière l’idée que s’il y en a un qui n’y arrive pas, on va l’aider.

J’ai toujours pensé que même dans des relations où du travail est en jeu, s’il y a des frictions qu’on pourrait dire subjectives, la meilleure chance que ça marche, c’est si on essaye de penser que ce qui compte, c’est le truc qui doit être fait. Et que le reste s’arrangera autrement et plus intelligemment si on n’est pas dans l’interpersonnel, mais entre des personnes plus un, plus le truc à faire, le truc qui réunit. Ce truc n’est pas seulement ce qui explique qu’on se réunisse, c’est plutôt une « cause », ce qui nous fait nous réunir et penser ensemble. Et le reste, les difficultés subjectives, existent aussi, mais c’est ce que demande la chose, ou la cause, qui peut opérer une mise à égalité, qui peut faire que les personnes prennent leur place. Tandis que si on croit que l’on va d’abord résoudre « le psychologique », on ne s’en sortira pas. Il faut faire confiance au fait que cette chose qui nous réunit a le pouvoir de nous situer, de nous faire coopérer. Quand on donne à quelque chose le pouvoir de nous faire penser, imaginer, travailler ensemble, c’est de la vie qui passe.

  1. Propos recueillis par Françoise Acker, Anne Perraut Soliveres et Judith Wolf

Références
– Tobie Nathan et Isabelle Stengers, Médecins et sorciers, Les Empêcheurs de penser en rond/Le Seuil, 2004.
– Vinciane Despret et Isabelle Stengers, Les faiseuses d’histoires. Que font les femmes à la pensée ?, Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2011.
– Katrin Solhdju, L’épreuve du savoir. Propositions pour une écologie du diagnostic, Ding ding dong Éditions, 2015.


par Isabelle Stengers, Pratiques N°73, avril 2016

Documents joints


[1Ilya Prigogine, prix Nobel de chimie en 1977. Étudiante de chimie, je l’avais eu comme professeur, puis, après mon diplôme de philosophie, il m’a « hébergée » dans son labo, comme « philosophe maison ». Cela a notamment donné La Nouvelle alliance, paru en 1979.

Lire aussi

N°73 - avril 2016

Amphibologie

par Yann Diener
Exercice de stylistique amphibologique à envoyer à tous les directeurs des ressources humaines et autres fournisseurs d’éléments de langage, eux qui voudraient que les phrases n’aient qu’un seul …
N°73 - avril 2016

Le Dernier Jour d’un·e condamné·e, pièce de Victor Hugo

par Bruno Lombard
Présenté par Bruno Lombard Directeur administratif et financier, Le Monde diplomatique Un homme est condamné à mort. Il se met à écrire, depuis sa cellule, ses pensées angoissées, ses vains …
N°73 - avril 2016

Contourner les murs

par Joséphine Corbel, Mathieu C.
Un adulte infirme moteur cérébral assume chaque jour qu’il est handicapé, profondément croyant et homosexuel. Il tient à faire tenir les trois ensemble. Son orthophoniste raconte.
N°73 - avril 2016

Fins de vie ?

par Christian Bonnaud
Écrire aujourd’hui en tant que soignant sur la fin de vie, c’est écrire sur l’équilibre entre l’espace du soin et la demande du patient. C’est de là que va partir ma réflexion.